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Billets Dumeur

Out of Portugal

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Pays où le noir est couleur.

 

Je suis rarement adepte des slogans de publicité mais là je dois avouer qu’ils ont fait fort chez Porto Cruz, non seulement la petite phrase est toujours efficace des dizaines d’années plus tard, mais en plus elle reflète symboliquement la mélancolie où mes racines originaires trainaillent encore et toujours. En Dumeurie, malgré le noir que ma mère traumatisée par les deuils successifs inhérents à toute vie (à part un, antinaturel au possible) a toujours refusé de porter en vêtements, le noir symbolique lui, a toujours été de mise dans nos gardes robes mentales. Et quand je suis allée voir Tabou un soir de cette semaine, je me suis sentie complètement en terrain connu et je me dis que je ne dois pas être la seule, issue de Portugalie, à ressentir cette langueur lusitanienne désenchantée et pleine d’espoir à la fois, sinon pourquoi les chanteuses de Fado elles aussi s’y mettraient ? ça n’est pas propre à la Dumeurie n’est-ce pas ?

 

Non et d’ailleurs dans notre pays ce sentiment porte un nom, la saudade, et elle reste intraduisible, inexplicable en termes cartésiens, et impossible à exprimer à des personnes qui n’en auraient jamais fait l’expérience, et d’ailleurs qui ne la vivront probablement jamais, tant pour moi elle reste attachée à notre patrimoine culturel et génétique. Est-ce une affaire totalement portugaise que cette saudade ? Je ne suis pas loin de penser par l’affirmative et de la revendiquer de façon extrémiste. Mais le film Tabou, autant que les écrits de Pessoa et le Fado en général, tenteront de vous faire comprendre mieux que moi comment cela peut se traduire en ambiance et en ressenti.

 

Tabou se construit en deux parties. La première (le paradis perdu), contemporaine, se déroule à Lisbonne et nous montre la vie de trois femmes, Aurora, Pilar et Santa. Aurora est une femme âgée, déraisonnable, vivant dans la splendeur du passé, sa fille ne lui rend jamais visite ; désorientée Aurora bénéficie des soins de Santa, femme que l’on imagine d’origine africaine, aide ménagère maltraitée par sa patronne, qui trouve une issue à son quotidien en lisant Robin Crusoé et en étudiant le portugais. Pilar est la voisine de palier, une femme d’une cinquantaine d’années, à la vie morne et sans fards, va se rapprocher d’Aurora parce qu’elle pense que la vieille dame a besoin d’aide, et Pilar pour trouver un sens à son existence, a cette nécessité vitale d’aider les gens même quand ils n’ont pas besoin de l’être, d’ailleurs.

 

Seulement Aurora est mourante. Et elle va demander à Pilar de retrouver Gian Luca, un vieux monsieur vivant en maison de retraite, et là, la seconde partie (le paradis) du film va prendre corps et naitre sous nos yeux émerveillés ; enfin les miens déjà… cette partie se déroule en Afrique, au pied du mont Tabou, dans les années 50, dans une ferme coloniale. Aurora (la même) y vit depuis toujours et y rencontre son mari. Quelques temps plus tard, elle tombe et enceinte et amoureuse de Gian Luca, un ami du couple…

 

Pour rentrer à fond dans ce film, il ne faut pas se laisser désarçonner par la première partie, très lente, ennuyeuse (on entendait des ronflements dans la salle…) et vide encore de sa substance. L’histoire est ultra banale, une femme, deux hommes, trois possibilités. Les échanges entre les personnages sont longs au début, plats, voire lourds et répétitifs, enfin c’est plutôt le genre de conversation que vous pourriez avoir avec votre boucher au sujet d’une tranche de jambon (je pense notamment à Pilar qui parle à la jeune polonaise qu’elle est censée héberger). C’est la deuxième partie qui donne réellement naissance à la première et lui donne toute son âme, et en ça la réalisation est très surprenante, car en plus de ne pas prendre le parti des flash backs habituels pour évoquer le passé, elle déstabilise en supprimant les dialogues et en ne gardant que la voix off de Gian Luca, car hormis les bruitages et les chants, aucune parole ne sort de la bouche des protagonistes. Le film devient muet et exacerbe tous les sens, tout cela dans un climat futile, surréaliste, sensuel et passionné où on sent nettement venir le drame.

 

Tabou transpire la saudade. Les colons portugais l’expriment par tous les pores de la peau : encore repus de leurs conquêtes géographiques et de leur pouvoir oppressant sur les « indigènes » (ça n’était pas un mot péjoratif à la base), ils vivent comme des seigneurs dans une légèreté moite et nonchalante, en niant les troubles à venir mais en ressentant déjà dans leurs tripes cette fin d’époque tragique et à jamais perdue. A l’image d’Aurora qui de chasseuse exceptionnelle (avec à sa botte une pléthore de serviteurs africains), rate pour la première fois de sa vie une cible animale en devenant femme (le même geste d’ailleurs avant de devenir mère plus tard mais là qui fait mouche), ou de cet homme organisant des fêtes au bord d’une piscine à l’eau croupie, qui fait des parties de roulettes russes incessantes au grand dam des invités. C’est exactement ça la saudade, un état de grâce mélancolique auprès d’une compagne langoureuse, fidèle, et inquiétante.

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Le peuple portugais est un peuple déchu de sa gloire passée, et là je remonte aux siècles des navigateurs célèbres (dont mon ancêtre Magellan…), déjà… mais le noir n’est pas synonyme de noirceur, et la saudade n’est pas un état dépressif morbide. Vous ai-je dit que Tabou était un film en noir et blanc ? Etait-ce bien utile de le préciser d’ailleurs ? Ca coule de source… Si vous voulez en tâter de cette tristesse alanguie, laissez-vous porter par les écrits de Fernando Pessoa (Le livre de l’intranquillité) que je vous recommande vivement si vous voulez vous plonger dans les méandres de la saudade…

 

Extraits de la lettre à Mario de Sa-Carneiro

 

14 mars 1916

 

« Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.

Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a un qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, de ce côté-ci ; c’est là toutes les raisons de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. […] La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. […]Cela n’est pas vraiment la folie, mais la folie doit procurer un abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement savouré, des cahots de l’âme – peu différents de ceux que j’éprouve maintenant.

Sentir – de quelle couleur cela peut-il être ? »

 

 tabou

 

 

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