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Billets Dumeur

Si c'est une femme

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« Arrêtez d’écrire, Suzy »

Avec un petit geste accompagnant ces paroles me sortant d’un contexte habituellement plutôt rôdé à l’exercice, voilà comment j’ai fait la connaissance de Mme Lesud. Fut un temps où à chaque nouvelle arrivée dans l’EHPAD, je débarquais chez le résident avec une grille affutée de questions sur l’histoire de vie de celui-ci. Bon je vous dis ça comme ça, à la bourrine alors que je ne crois pas m’être comportée de façon intrusive avec quelque vieux que ce soit, mais j’avoue que ce jour là j’arrivais un peu en terrain conquis, et surtout – surtout – je ne m’attendais pas à être cueillie de la sorte, là maintenant, tout de suite. En général c’est après quelques jours de connaissance que la découverte mutuelle s’opère. Mais avec Mme Lesud j’ai vite compris que les choses allaient sortir de l’ordinaire. Même si je n’ai pas pour habitude de généraliser chaque rencontre, chaque personne étant véritablement unique, pour le meilleur et pour le pire - et toutes les nuances entre ces deux là - il est rare dans une vie de 12 ans d’expérience de tomber sur un être d’exception.

Mme Lesud faisait partie de ces gens là. Alors j’ai arrêté d’écrire et de remplir mon petit tableau avec les cases toutes prêtes. Et j’ai écouté, comme rarement j’ai écouté d’ailleurs. C’est bizarre pour une psy de dire ça peut être, mais il est rare d’écouter pleinement, avec les oreilles et le cœur surtout, tout en décrochant son cerveau, en flottant comme ça au-dessus de la personne, sans ruminer dans sa tête des analyses au fur et à mesure des échanges, sans se dire « ah mais oui je vois de quoi il s’agit, il y a ça, ça, ça » et sans penser à ce que l’on va écrire dans le dossier de soins à la suite de l’entretien, ni aux répliques qu'on est censé sortir parce que des fois on se sent obligé de dire quelque chose. Je pense que c’est Mme Lesud qui m’a fait sortir de cette torpeur professionnelle, cette routine redondante qui nous fait passer à côté des êtres parfois.

Je l’avais prévenue avant que l’histoire de vie servait à connaitre la personne, ses besoins, ses désirs, son passé car parfois (tout le temps oserais-je dire) il nous aide à éclairer le présent ; et qu’il y aurait donc certains éléments que je communiquerai aux équipes qui pourraient être importants pour la prise en soins et l’accompagnement, mais que par contre je ne les consignerai qu’avec son consentement et qu’il y a probablement des parties que je n’évoquerai pas sauf si elle en parlait librement d’elle-même « publiquement », et que de toute façon c’est elle qui en maitriserait le contenu. Je le dis à chaque résident d’ailleurs, et en général je m’en tiens à des données comme les professions exercées, l’entourage, la religion, les activités, etc, et quand nous touchons à l’intime je lève la plume pour mieux ouvrir mes esgourdes.

C’est là qu’elle m’a demandée d’arrêter d’écrire, car tout de suite l'intime est arrivé. Nous en étions au passage « mariage » ; puisque je savais qu’elle avait été mariée, je me suis hasardée à cette question d’état civil. On ne sait jamais sur quoi on va tomber quand on pose des questions qui paraissent anodines, pensez bien à ça. Et elle m’a racontée sa vie merveilleusement triste, à laquelle elle pensait encore chaque soir avant de s'endormir. Même morte je ne peux pas la trahir, je ne peux pas vous raconter, je lui ai fait la promesse. Ah oui j’avais oublié de préciser qu’elle était morte, le même jour qu’Hugo Chavez, le même jour que la naissance de deux petits bouts d’hommes aussi, tiens ça compense finalement, deux perdus, deux de trouvés. Sauf qu’Hugo Chavez personnellement je m’en fous, je ne le connaissais pas et il ne m’a pas cueillie, lui.

Je ne sais pas si elle en a parlé à quelqu’un d’autre. Des fois très égoïstement je me dis que non, qu’elle n’a fait ce cadeau qu’à moi, c’est crétin comme on se sent investi de cet espèce de savoir parfois, c’en est limite indécent. Elle n’aurait pas aimé. En fait je ne pense pas que ce soit un sentiment de pouvoir ou je ne sais quel truc malsain ce que j’éprouve, quand je dis que Mme Lesud était un être d’exception c’est parce qu’elle savait ressentir l’humain face à elle et elle savait lui donner ce qu’il désirait. Sans contrepartie. Elle n’a jamais demandée aucune contrepartie, aucun retour, aucune gratification. Elle donnait, voilà tout. Les mercredis quand elle venait à l’activité où on blablate tous ensemble, elle me racontait des histoires touchantes, belles, jolies, que la maladie rendait extraordinaires car « souffrant » de désorientation et d’hallucinations parfois, ces deux symptômes teintaient de magie incohérente ses expériences vécues et actuelles. Elle « me » racontait car parlant d’une voix chuchotante mais déterminée, les autres participants ne parvenaient pas à l’entendre ; même si je répétais néanmoins à l’assistance ses propos, sortis d’un autre corps et avec une autre voix ça n’était décidément pas pareil. Ça n’avait plus cette espèce de magie émerveillée, ça avait perdu sa saveur.

Elle savait toujours quoi me dire.

Vers la fin elle ne venait plus trop et quand elle parlait c’était pour dire qu’elle trouvait ça fou, qu’on allait dire qu’elle était complètement cintrée sûrement, mais qu’elle voyait sa mère tous les soirs et qu’elle en était très contente même si elle percevait ces visites comme un peu incongrues. Là curieusement les autres résidents entendaient ce qu’elle avait dit, et jetaient des regards inquiets ou blasés entre eux, faisant un geste de toctoc contre leur tempe.

Mais si ça se trouve… ?

Cette femme a vécu une fin de vie difficile, les épreuves ne l’ont pas ménagée, il y a eu des sondes, un fauteuil coquille, des spasmes, des tremblements, des infections, une aide complète, mais elle s’est relevée de tout, d’absolument tout, avec une énergie surhumaine et ne s’est jamais plainte de quoi que ce soit. Et la petite étincelle brillait encore souvent. Et encore c’est moi qui ose l’adjectif « difficile » ; elle ne l’a jamais formulée ainsi dans ses dernières semaines de vie. Elle a continué à donner. Je pense que malgré tout, elle estimait que la vie était un cadeau et qu’il fallait la mériter et la conserver jusqu’au bout. Peut être qu’elle tenait le choc parce que sa mère, puis sa sœur il y a quelques mois, lui rendaient visite tous les jours. Ça motive. Enfin je suis sûre qu’elle y a trouvé un sens, son sens, celui qu’aucune loi au monde ne pourra jamais légiférer. Essayer de rationaliser la fin de vie et la mort vous sautera à la gueule, bande d’arrogants terrorisés.

C'était son sens à elle qui la faisait vivre, ça j'en suis sûre, et c'était tout à fait respectable, qui légitimement pourrait s'opposer à cela et plaquer son sens à lui ?

Elle était tellement pleine de vie Mme Lesud que je n’ai pas cru que c’était fini quand je suis allée la voir tout à l’heure ; j’ai même cru la voir bouger. J’ai frappé à sa porte avant. Quand j’ai touché sa peau glaciale je me suis rendue compte que si, cette fois, elle n’avait pas survécu. En général ce contact tactile remet les doutes en place une bonne fois pour toutes, sans fioritures, c’est clair, net, précis. Elle est morte. Et vous savez quoi ? Elle souriait.

Désolée Mme Lesud mais je ne vais pas complètement tenir ma promesse, je vais continuer à écrire.

 


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